Anri SALA
LAKKAT, 2004
Dimanche après-midi. Il n’y a pas foule au Mac Val et c’est tant mieux. On respire. La collection est intéressante, les artistes sont ce qu’on pourrait appeler des artistes « annexes », connus mais pas archi-connus. Cette présentation a le mérite d’élargir le paysage artistique contemporain.
On se penche donc plus volontiers sur les œuvres dont on a souvent le sentiment que leurs auteurs ont été injustement oubliés des grandes expositions, on déambule, on erre avec un regard frais. On a le temps d’être comme interpelé par chaque œuvre. Pas besoin de pousser, pas besoin d’attendre son tour. Oui, c’est un peu la liberté, le Mac Val…
Sur la mezzanine, le silence est percé par un répétitif« Lakkatak, lakkatak, lakkatak … » provenant d’une salle de projection. La voix claire et perçante d’un enfant, l’accent rond africain et la volonté qui s’accroche à chaque répétition du [k]. Il en ressort une certaine musicalité, un chant qui rebondit sans jamais être tout à fait le même à chaque répétition. Et il y a quelque chose d’hypnotisant dans cette répétition, la preuve en est que cela fait déjà quelques semaines que je l’ai entendue mais l’air, l’intonation trottent encore dans ma tête.
C’est une vidéo. L’enfant travaille avec un répétiteur. C’est en wolof (langue sénégalaise) et « làk-kat » signifie « celui qui parle une autre langue que celle de l’endroit d’où il vient » traduit en français par « charabia ». La voix du répétiteur, plus grave, plus sage, s’efface pour ne plus laisser entendre que les répétitions maladroites de l’enfant. Le spectateur se retrouve dans une position d’apprentissage de la langue, aidé par les sous-titres mais confronté aux différences qu’il existe dans la matérialité-même de chaque langue.
A ce sujet, voici une réflexion sur la langue étrangère extraite de L’empire des signes de Roland Barthes :
« Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité ; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie ; en un mot descendre dans l’intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir[…]
La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel, qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tous sens plein. »
Au-delà de l’accent, certains sons ne sortent pas. L’enfant essaye mais le « leer » qui signifie « clair » n’arrive pas à sortir, il dit « reer » qui signifie « souper ». L’exercice prend l’allure d’un duel musical entre les deux voix scandé par le rythme de la répétition. La prononciation et son déchiffrage s’avèrent être des obstacles tangibles à l’apprentissage d’une langue. Ils peuvent même nuire à la compréhension des concepts liés à cette langue.
Sala nous rappelle qu’une langue n’est pas seulement mentale et que sa prononciation influe sur son organisation rationnelle.
Si l’on ne peut pas prononcer un son (que ce soit du à notre incapacité à l’articuler ou même à comprendre comment un tel son peut être produit), cela a-t-il une incidence sur notre compréhension du concept véhiculé par le mot ?
Tout le vocabulaire lancé par le répétiteur tourne autour de la couleur de peau, l’autre, l’étranger : « xees » (clair de peau) ; « nàak » (l’autre), « toubab » (l’homme blanc)… Des concepts, des notions dont les limites sont arbitrairement définies.
A cela s’ajoute l’art difficile de la traduction qui fait partie intégrante de l’œuvre par le biais des sous-titres.
Il existe en effet quatre versions de Lakkat : une française, une allemande, une anglaise et une américaine, seuls les sous-titres changent. « A chaque fois, Anri Sala a laissé le traducteur adapter au plus juste son interprétation, frottant le wolof aux langues de la colonisation. Ainsi de « Toubab » qui en wolof signifie l’homme blanc, probablement à la suite d’un glissement à partir du mot français toubib, le médecin. En anglais américain, le traducteur a préféré opter pour « big white hope » . A l’approximation des enfants et aux errances du spectateur se superpose la liberté du traducteur dans l’usage de ses propres langues. » Pour traduire, il faut trouver une correspondance de concept entre deux langues, s’il n’y en a pas, il faut la trouver, c’est là que réside la difficulté de l’interprétation.
La citation est extraite du feuillet offert aux visiteurs à l’entrée de la salle de projection. Cela participe à la grande campagne de communication lancée par le Mac Val, (allez jeter un coup d’œil sur leur site ). L’idée avec ces « c’est pas beau de critiquer » est de laisser un critique d’art s’emparer d’une œuvre et nous en communiquer son ressenti. Pari réussi, sans cela je n’aurais probablement pas poussé la recherche moi-même et serais passée à côté de la profondeur de l’œuvre.
illustration: des papillons viennent s'accrocher au néon tout au long de l'exercice avec le répétiteur