jeudi 29 juin 2006

Lakkat, Anri Sala

Anri SALA
LAKKAT, 2004

Dimanche après-midi. Il n’y a pas foule au Mac Val et c’est tant mieux. On respire. La collection est intéressante, les artistes sont ce qu’on pourrait appeler des artistes « annexes », connus mais pas archi-connus. Cette présentation a le mérite d’élargir le paysage artistique contemporain.
On se penche donc plus volontiers sur les œuvres dont on a souvent le sentiment que leurs auteurs ont été injustement oubliés des grandes expositions, on déambule, on erre avec un regard frais. On a le temps d’être comme interpelé par chaque œuvre. Pas besoin de pousser, pas besoin d’attendre son tour. Oui, c’est un peu la liberté, le Mac Val…
Sur la mezzanine, le silence est percé par un répétitif« Lakkatak, lakkatak, lakkatak … » provenant d’une salle de projection. La voix claire et perçante d’un enfant, l’accent rond africain et la volonté qui s’accroche à chaque répétition du [k]. Il en ressort une certaine musicalité, un chant qui rebondit sans jamais être tout à fait le même à chaque répétition. Et il y a quelque chose d’hypnotisant dans cette répétition, la preuve en est que cela fait déjà quelques semaines que je l’ai entendue mais l’air, l’intonation trottent encore dans ma tête.
C’est une vidéo. L’enfant travaille avec un répétiteur. C’est en wolof (langue sénégalaise) et « làk-kat » signifie « celui qui parle une autre langue que celle de l’endroit d’où il vient » traduit en français par « charabia ». La voix du répétiteur, plus grave, plus sage, s’efface pour ne plus laisser entendre que les répétitions maladroites de l’enfant. Le spectateur se retrouve dans une position d’apprentissage de la langue, aidé par les sous-titres mais confronté aux différences qu’il existe dans la matérialité-même de chaque langue.
A ce sujet, voici une réflexion sur la langue étrangère extraite de L’empire des signes de Roland Barthes :

« Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité ; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie ; en un mot descendre dans l’intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir[…]
La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l’aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m’entraîne dans son vide artificiel, qui ne s’accomplit que pour moi : je vis dans l’interstice, débarrassé de tous sens plein.
»

Au-delà de l’accent, certains sons ne sortent pas. L’enfant essaye mais le « leer » qui signifie « clair » n’arrive pas à sortir, il dit « reer » qui signifie « souper ». L’exercice prend l’allure d’un duel musical entre les deux voix scandé par le rythme de la répétition. La prononciation et son déchiffrage s’avèrent être des obstacles tangibles à l’apprentissage d’une langue. Ils peuvent même nuire à la compréhension des concepts liés à cette langue.
Sala nous rappelle qu’une langue n’est pas seulement mentale et que sa prononciation influe sur son organisation rationnelle.
Si l’on ne peut pas prononcer un son (que ce soit du à notre incapacité à l’articuler ou même à comprendre comment un tel son peut être produit), cela a-t-il une incidence sur notre compréhension du concept véhiculé par le mot ?

Tout le vocabulaire lancé par le répétiteur tourne autour de la couleur de peau, l’autre, l’étranger : « xees » (clair de peau) ; « nàak » (l’autre), « toubab » (l’homme blanc)… Des concepts, des notions dont les limites sont arbitrairement définies.
A cela s’ajoute l’art difficile de la traduction qui fait partie intégrante de l’œuvre par le biais des sous-titres.
Il existe en effet quatre versions de Lakkat : une française, une allemande, une anglaise et une américaine, seuls les sous-titres changent. « A chaque fois, Anri Sala a laissé le traducteur adapter au plus juste son interprétation, frottant le wolof aux langues de la colonisation. Ainsi de « Toubab » qui en wolof signifie l’homme blanc, probablement à la suite d’un glissement à partir du mot français toubib, le médecin. En anglais américain, le traducteur a préféré opter pour « big white hope » . A l’approximation des enfants et aux errances du spectateur se superpose la liberté du traducteur dans l’usage de ses propres langues. » Pour traduire, il faut trouver une correspondance de concept entre deux langues, s’il n’y en a pas, il faut la trouver, c’est là que réside la difficulté de l’interprétation.
La citation est extraite du feuillet offert aux visiteurs à l’entrée de la salle de projection. Cela participe à la grande campagne de communication lancée par le Mac Val, (allez jeter un coup d’œil sur leur site ). L’idée avec ces « c’est pas beau de critiquer » est de laisser un critique d’art s’emparer d’une œuvre et nous en communiquer son ressenti. Pari réussi, sans cela je n’aurais probablement pas poussé la recherche moi-même et serais passée à côté de la profondeur de l’œuvre.

illustration: des papillons viennent s'accrocher au néon tout au long de l'exercice avec le répétiteur

dimanche 18 juin 2006

Designers' days

Designers' days
du 8 au 11 Juin 2006
Vous l’avez loupé, et je vous en parle trop tard, oui, la vie est dure, préparez-vous à être jaloux. Mais au moins, peut-être que vous penserez à y faire un tour l’an prochain, ce sera encore mieux je pense. Je veux parler des designers’ days.Les designers’ days ? Mais qu’est-ce ?

Les designers' days, c’est encore une de ces manifestations pseudo-artistico-culturello-designo qui pullulent aux mois de mai-juin, on a aussi le fooding dans un autre genre (le 25 juin à Saint-Paul). Bref, j’ai l’air méchante comme ça, mais les designers' days, c’est bien. En gros, tous les magasins de design (attention magasins et pas galeries, le statut est différent bien que les magasins de design tendent très fortement vers les galeries dans leur présentation, mais vous m’avez comprise) parenthèse trop longue, je reprends, presque tous les magasins de design de Paris y participent. Le thème imposé cette année était : voyage…
Partant de cela chaque magasin fait appel à un scénographe et/ou designer pour repenser l’agencement de l’espace intérieur, la mise en valeur de certaines pièces du mobilier plus en rapport avec le thème imposé, et pourquoi pas produire certains meubles pour l’occasion.

Certains s’en sortent mieux que d’autres, je pense par exemple à Cassina, l’éditeur à l’angle de boulevard Saint-Germain et de la rue du Bac, qui a transformé son canapé aspen (Jean-Marie Massaud) en aile d’avion, résultat : 3 paires de canapé, 3 chaises, des petites lumières qui clignotent font 3 avions disposés de telle manière dans la boutique qu’ils reproduisent l’enchaînement des positions de l’avion à l’atterissage. Une sorte de décomposition cinétique du mouvement. C’est très simple et efficace. Dans le registre des déceptions, Kartell, avec ces sièges recouverts d’un tissu pseudo-indien, oui, le thème c’était le voyage, bon.

Certaines boutiques ne semblent avoir participé à la manifestation que pour attirer un peu plus de monde grâce au panneau rose fluo designers' days planté devant leur entrée. Il y a ces boutiques-là et il y a Ligne Roset. On reste dans le coin, toujours rue du Bac, eh oui, quand on regarde le plan, c’est indéniable, il fallait être rive gauche.


Ligne Roset, scénographie signé Alban Gilles et pour l’occasion il a créé un fauteuil. Les vitrines à l’extérieur le présentent en lévitation. On entre et au rez-de-chaussée, encore un de ces trucs qui fait de la fumée, très, très utilisé cette année la fumée. Mais le mieux, après avoir essayer tous les fauteuils et canapés à chaque étage, c’est de monter au dernier. Au 3ème, vous êtes en première classe dans un avion. Vous arrivez pouilleux, oui, il fait chaud, mais l’air est conditionné, la lumière est bleue, une hôtesse vous souhaite la bienvenue, vous invite à vous asseoir et vous sert un rafraîchissement. Trop bien. Il y a même le marquage lumineux au sol. Tout le monde apprécie.

Après ce petit instant de calme, vous gargouillez, vous avez faim, il faut manger. Là encore, designers’ days arrive à la rescousse. Now on the road, le camion design à vivre abrite une installation, enfin, un truc quoi, du design culinaire de Marc Bretillot. Apparemment, le camion se serait déplacé un peu partout dans Paris durant les quatre jours de la manifestation. C’est une expérience culinaire, elle dure une demi-heure, réservée à 8 convives. 4 personnes s’installent debout, de chaque côté d’un mince tapis-roulant rouge. Vous connaissez le principe, comme dans les sushi bar, la nourriture défile, on se sert. Mais là, le menu, l’ordre est pensé par le designer. Le tapis roule sur lui-même et chaque déchet tombe dans la poubelle située à son extrémité.

Huit verres arrivent, chacun contenant un baba au rhum sur lequel se déverse petit à petit une infusion à l’hibiscus, suivent huit paires de baguettes pour se saisir du baba au rhum, l’infusion avalée. Mais il faut que ça infuse, on laisse tout ça de côté pour le moment. Sur une feuille de chou, du caramel mou au beurre-salé enrobe une olive noire confite. Un morceau de cantal troué, sur lequel on est venu apposer une bulle de gelée de vin jaune, on s’en sert comme d’une loupe pour lire la petite phrase imprimée sur une lamelle de rhodoïd, c’est poétique évidemment, la loupe marche et en plus c’est bon. Une émulsion grise de coquillages sur une cuillère noire, du brochet noir. Des gâteaux, café et citron safran. Un petit verre en plastique est renversé (c’est fait exprès) s’en dégorge une coulée de chocolat au poivre (je ne l’ai pas senti). Voilà, c’est allé super vite, il y a des choses meilleures que d’autres, vous l’avez compris. L’infusion, le baba et hop.

Mais quelle idée ! Marc Bretillot est professeur à l’ensad de Reims dans une nouvelle section qui fait beaucoup parler d’elle depuis quelques années : le design culinaire. Il sera sûrement présent lors du fooding. En attendant le concept plaît. Et tout le monde semble le connaître ce Marc Bretillot, tout d’un coup, il a l’air d’avoir plein d’amis, « Mais, il est pas là Marc ? ». Coup de pot pour ces nouveaux amis, Marc n’est pas là, leur humiliation « non, je ne me souviens pas de toi » est évitée.

Mis à part ça, les designers’ days, c’est plutôt chouette. Je n’ai pas eu l’occasion de voir les boutiques rive droite, trop éparpillées. C’est une de ces manifestations rafraîchissantes où l’on picore, on erre d’une boutique à une autre, notre sac se remplit de catalogues design gratuits. C’est un ensemble de mini-expériences à vivre et c’est nettement plus agréable dans ce cadre-là que dans un grand parc d’expositions, non ?